Garde à Vue – Caché à la vue de tous-tes

Ma femme ne m’attend pas.

Il y a 15 ans de ça, quand j’étais étudiant en master de communication, un professeur nous avait demandé de produire un rapport sur des échanges entre les personnages d’une œuvre, idéalement cinématographique, en nous basant sur les profils imaginés par Eric Bern dans sa théorie de l’analyse transactionnelle. 

C’est très flou dans ma mémoire parce que comme chacun sait, on n’apprend rien de ses études si ce n’est à apprendre précisément, mais ce dont je me souviens très bien, c’est que j’avais choisi d’analyser Garde À Vue

Près de 15 ans plus tard, me voilà donc à revoir ce chef d’œuvre et à tenter d’y lire quelque chose de plus qu’il y a 15 ans, de voir ce qui aurait pu m’échapper. Pour commencer, il y aurait aussi beaucoup à dire sur ce commissariat où les interrogatoires se mènent au troisième étage pendant qu’à la Préfecture, située en face, se tient au rez-de-chaussée la réception annuel de Monsieur le Préfet. Dans un fonctionnement contre intuitif, les suspects surplombent donc les notables et Gallien doit « redescendre » pour prendre ses ordres de son supérieur. Cela donne lieu à une scène particulièrement cocasse de tentative d’évasion de Martinaud, rapidement avortée alors que celui-ci tente de rejoindre les toîts en passant par une – sublime et terriblement cinématographique – verrière avant d’être arrêté par un policier surgissant d’au-dessus de lui (!!!). Lorsque Martinaud, une fois sa supercherie mise à jour, pourra rejoindre le niveau zéro, rien ne sera plus jamais comme avant. 

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir le propos politique que comporte Garde à Vue où il est question sans cesse d’image, de respectabilité, d’honneur et de position sociale. Martinaud n’est pas simplement un notaire. C’est un notable. Qui vit sur le bon boulevard, qui est né sur ce boulevard et qui y mourra. De Martinaud, dont l’invitation au réveillon du Préfet a dû être perdue par la Poste, il redevient Maître Martinaud. Belmont est aussi un personnage formidablement politique. Assis à sa machine à écrire d’où il commente crassement les faits à coup de blagues scabreuses, il finira par se lever et, comme la vindicte populaire aveuglée par la haine et frustrée d’être entravée par des lois considérées comme injuste et inutiles, prendre les choses en main. 

Tout cela est vrai. Mais un paquet d’autres choses me sont apparues, au fur et à mesure que les tours de force de Miller et de son équipe se sont déployés. 

Le principe de réalisation sur lequel le film est bâti est stupéfiant en ce qu’il est simplissime : Garde à Vue construit sa mise en scène en même temps qu’il la développe. En d’autres termes, ce qui est mis en scène est précisément la mise en scène. Ainsi l’exploration « topographique » du commissariat, naturellement limitée par la nature même du lieu d’une part et par le choix qui est fait par Claude Miller et Jean Herman d’en faire un huis clos, est une mise en image de l’exercice auquel l’inspecteur Gallien (Lino Ventura monstrueux de sobriété) et le notaire Martinaud (Michel Serrault formidable en cocotte minute endimanchée) s’adonne : l’interrogatoire est par essence une exploration des méandres de la mémoire. Mais lorsque Lino Ventura prend la parole et se déplace de son bureau jusque là où était l’inspecteur Belmont quelques minutes auparavant pour se rasseoir et que Serrault lui demande s’il peut à présent, lui aussi se lever, le trio d’hommes brouille la frontière entre récit et exécution du récit d’une manière assez admirable. On fait dire aux personnages fictionnels le secret du dispositif de mise en scène et paradoxalement, cela ne nous les rend que plus authentiques – et le dispositif lui-même en ressort renforcé. C’est le premier coup de force. 

Ensuite ? Miller se fait plus théorique encore. Dès le début, lui et son équipe créative (auteurs, interprètes, cadreurs…) établissent que le dialogue ne traitera pas de ce qu’il s’est véritablement passé. Une révision des faits ayant eu lieu il ya 5 à 6 semaines et dont plus personne n’a de souvenir précis est subtilement, par des réflexions, des exigences faussement tatillonnes, exposée pour ce qu’elle est : vaine. Dès lors, arpenter le bureau de long en large change de sens et de la fouille mémorielle, Miller nous oriente vers la construction d’un argumentaire, qui va ergoter sur des détails, et, in fine, parler sur du vide. Les deux hommes n’échangent pas de faits, mais des ressentis. Et chacun campe sur ses préjugés pour jauger et tenter de contrer l’autre. Le premier pense le second coupable. Et le second pense que le premier rêve de le coffrer par ambition. Une fois ce principe mis en place, les remarquables dialogues d’Audiard cessent d’être ce qu’au premier visionnage on prenait pour un échange d’informations formidablement mis en forme et est exposé pour ce qu’il est au fond, véritablement : une construction rhétorique accompagnant une fiction, c’est-à-dire, au premier sens du terme, quelque chose qui n’existe pas. Les atours d’une construction mentale : du vide. C’est le deuxième tour de force. 

Pour continuer de dépouiller son film et l’amener vers un minimalisme total, l’équipe créative du film a l’idée fantastique de ne quasiment jamais faire tourner à vide les interactions entre les deux personnages principaux. Gallien et Martinaud ne peuvent fonctionner que s’ils ont un auditoire. Celui-ci est réduit à sa plus simple expression puisque le nombre des témoins de leur joute verbal est réduit à un. C’est l’inspecteur Belmont (Guy Marchand frôlant le blouson noir) tout d’abord, puis ce sera plus tard Adami (charmant Pierre Maguelon avec son accent du Tarn). Il est profondément intéressant de noter qu’à chaque fois que ce trio est cassé, un drame s’ensuit. Parfois de façon violente (la bavure de Belmont qui va d’ailleurs casser tout le dispositif). Parfois de façon vénéneuse (formidable intervention de Romy Schneider en Mme Martinaud sûre de son fait et qui entraîne avec elle Gallien aux confins de son mariage toxique). Troisième tour de force. 

Enfin, on peut arguer que le face à face entre les deux hommes est, en plus d’être une représentation pour un public comme je viens de le soutenir, aussi une mise en scène personnelle de chacun des personnages pour lui-même. Gallien joue l’inspecteur : douceureux, respectueux, droit, honnête et prudent mais suffisamment sûr de ce qu’il avance pour aller titiller son interlocuteur. Martinaud joue le notaire : fat, respectable, mais aussi victime, malheureux… Ainsi entre ces deux-là, le dialogue ne se noue jamais. Au lieu de ça, deux soliloques zélés se répondent sans que jamais l’autre partie n’en tire quoi que ce soit d’autre qu’une mauvaise interprétation qui lui permet de continuer de fabriquer son récit personnel, dans une exécution assez remarquable de ce que Jean Paul Sartre appelait « la mauvaise foi ». Mais une partie de la magie du film réside précisément dans le montage qui va nous faire croire que les deux hommes échangent, avec en point d’orgue un plan de blockhaus pris en sandwich entre deux gros plans de Serrault. Ce moment-là devrait être étudié dans toutes les écoles de cinéma tant il porte sur ses épaules toute la façade du film. C’est-à-dire, un peu à la manière d’un Pixar, tout ce que le plus grand nombre en retiendra – et je dis ça sans mépris, cela m’a pris plus de 20 ans de comprendre ce qui se cachait derrière cette façade ! C’est cet enchaînement de plans qui fait que lorsque le film se termine et que la supercherie de Martinaud est découverte, on s’écrit « merde alors ! J’étais sûr-e qu’il était coupable ! ». 

Ainsi Miller signe-t-il un film formellement brillant qui raconte une intrigue policière mais parle surtout de la façon dont on fabrique une fiction de toute pièce. Par les temps qui courent, un film d’une actualité brûlante donc, plus de 40 après sa sortie.